L'envers du décor

Edgar Degas - 
Ballet, dit aussi L'Étoile (vers 1876) //

 

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La danseuse étoile s’élance avec impétuosité sur le devant de la scène pour le salut final. Frêle oiseau de tulle et de taffetas, elle déploie ses ailes pour un envol révérencieux. Ses sœurs de ballet l’admirent en coulisses, envieuses d’une grâce virtuose qui capte tous les regards et toutes les lumières. Un moment de gloire qui n’appartient qu’à elle.

Pourtant, impossible de ne pas remarquer la tache sombre tapie au milieu du décor de pastel qui semble ramener au sol le salut énergique. Sa présence est loin d’être anodine : elle est le point d’ancrage de l’univers des ballerines largement dépendantes des hommes qui décident de leurs carrières. Maître de ballet, librettiste qui attribue les rôles, directeur qui renouvelle ou non leur contrat, les jeunes filles doivent plaire à tous pour espérer percer.

Surtout, elles doivent trouver un riche protecteur pour payer les cours onéreux et subvenir à leurs besoins. Une nécessité qui les pousse parfois à accepter le pire. Surtout au début du XIXe siècle où la danse demeure l’activité érotique par excellence, où la sensualité des corps occupe une place aussi importante que les qualités artistiques. À côté de la discipline des pointes de pied et des arabesques, les petites demoiselles apprennent ainsi l’art de plaire, d’être désirables. Une réalité que Théophile Gautier commente en ces termes dans La Peau de tigre (1866) : « Le rat […] est corrompu comme un vieux diplomate et naïf comme un sauvage. À douze ou treize ans, il ferait rougir un capitaine de dragons, et en remontrerait aux plus éhontées courtisanes. »

Si Degas ne commente ni ne participe, il observe et retranscrit objectivement tout ce qui passe. Cette forme de prostitution qui ne dit pas son nom se délitera peu à peu et les danseuses obtiendront progressivement respectabilité et relative indépendance. Ne subsistera alors qu’une ombre planant sur un pan impitoyable de l’histoire de l’Opéra. Une ombre qui s’immisce subrepticement dans cette œuvre magistrale.

Visible au Musée d'Orsay
Du 28 novembre 2017 au 25 février 2018

Pour en savoir plus sur l'exposition : Degas Danse Dessin
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