Théâtre - Poil à gratter

EN TOURNÉE -
Du 6 au 29 juillet 2018
- Festival off d'Avignon //

On est allé voir en avant-première la pièce d’Adeline Piketty, jouée dans un appartement de particulier à paris. Cette pièce sera présentée au Festival Off d’Avignon du 6 au 29 juillet prochain. Voilà ce qu'on en a pensé !

 

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Une pièce coup de poing

Dans ce seul-en-scène présenté au Festival off d’Avignon du 6 au 29 juillet prochain, la comédienne Adeline Piketty incarne une SDF qui a trouvé refuge sur le trottoir de la rue de la Roquette, proche de la Bastille à Paris.

L’idée de délocaliser le lieu où allait se jouer la pièce dans un appartement en plein milieu du 17e arrondissement de Paris, en lieu et place de la traditionnelle salle de théâtre, est plutôt bien trouvée. Des canapés verts, rouges et un fauteuil en cuir marron disposés en demi-cercle, quelques tapis colorés au sol et pan de tissu violet accroché sur le mur du fond : le mobilier de cet appartement de particulier fait office d’un décor scénique des plus minimaliste. Plus éloigné du temps sacré du spectacle, on se voit ainsi rentrer dans une dimension plus intimiste, plus proche, plus profane…. Et ça joue. Ca joue parce qu’on est au contact même d’Adeline Piketty qui vient approcher son visage du vôtre si près parfois qu’on se croirait en pleine rue où il n’y a que peu de barrières entre les gens, si ce ne sont les barrières sociales. D’ailleurs, si la comédienne s’en approche aussi près, c’est qu’elle a vu une femme le faire avant elle. Une femme clocharde surnommée « Chantal » dans la pièce et dont Adeline Picketty s’est inspirée pour jouer son personnage. Une interprétation excellente qui vous prend aux tripes.

De la misère. Il est évidemment question de ce fléau de la société dans ce spectacle mis en scène par Laurence Campet. Cette misère est incarnée par Chantal qui passe son temps à faire des allers-retours entre la Place Voltaire et la Place de la Bastille avec pour seuls bagages sa chaise et son sac de courses en plastique, contenant deux pantalons, un sweet de rechange et deux bonnets à tout casser. Son écrin ? Un rectangle, comme elle le dit elle-même. Si la pièce dépeint une grande forme de misère, elle ne verse pas pour autant dans le misérabilisme tragique, et lui préfère un registre plus cynique. L’effet en est d’autant plus percutant. « J’ai mon bout de goudron pour moi toute seule : quelle puissance ! ». On retient également cette réplique que Chantal prononce au cours d’un de ses accès logorrhéiques qui mêle des réflexions plus ou mois sensées sur la vie : « Le karma a été inventé pour mettre au pas tous ceux qui ont échappé à l’église, à la synagogue et à la mosquée ». Autrement dit, d’aucun n’a pas de religion (et c’est comme qui dirait le mal du siècle), est livré à la grande contingence du destin, qui peut s’avérer tantôt bienveillant tantôt cruel envers vous. Pour Chantal, on l’aura compris sa vie n’a pas pris un tournant glorieux. La nourriture, l’ennui, la sécurité : pour les sans-abris, ces problématiques sont quotidiennes. L’humiliation par Chantal de cette boulangère qui s’écrit fièrement que c’est jour de festin un soir où il y a beaucoup de restes est d’ailleurs une scène glaçante qui remet en cause, une fois de plus, notre fâcheuse tendance à gâcher de la nourriture… Doit-on rappeler ici qu’en France ce sont ainsi 10 millions de tonnes qui sont jetées à la poubelle par an tandis qu’une personne sur 10 a du mal à se nourrir ? Tout dans ce huis-clos invite à remettre à plat son rapport à l’autre dans la rue, aux SDF, à ce SDF criard et un peu agressif.

De l’imagination. Il en faut et pas qu’un peu. Adeline Piketty fait montre de son talent d’interprétation à choix multiples, elle qui incarne tour à tour plusieurs personnages : Chantal, mais aussi David, son ami SDF, la petite fille et sa nounou, qu’elle rencontre souvent et le narrateur. A priori, ça fait beaucoup pour une personne mais la comédienne passe de l’un à l’autre avec brio, modulant sa voix, déplaçant le curseur soit vers la folie soit vers plus de la lucidité en fonction des personnages, et ça fonctionne à merveille. D’autant que la metteure en scène Laurence Campet jugeait que ça allait faire trop sur scène s’il y avait eu un comédien pour chaque rôle. Elle a donc à l’origine d’un subterfuge simple mais efficace : l’activation d’un micro portatif sans fil dès lors que qu’un autre personnage que Chantal se met à parler, pour créer de la distance par la différenciation vocale. Mais l’écho de ces voix brouille aussi les pistes et l’on s’interroge : s’agit-il vraiment de l’entourage du protagoniste ou bien sont-ce des voix qui l’habitent ? Il faut dire qu’Adeline Picketty, l’auteure de cette pièce ex nihilo, n’a eu seul point de départ la rencontre avec cette SDF qui habite en bas de chez elle et qu’elle entendait marmonner dès qu’elle passait devant. Une forte envie de donner corps au monde intérieur ce cette sans-abris, oui trois fois oui, par curiosité humaine très certainement, mais sans aucune démarche journalistique ou documentaire nous confie-t-elle. Et la précision n’est pas inutile ici quand on sait que la comédienne a été journaliste pendant de nombreuses années…

Poil à gratter, par effet de miroir nous renvoie à notre comportement face aux SDF et donne surtout à vivre de l’intérieur et de manière quasi-empathique, un quotidien misérable…Du Kafka des temps modernes, bref, un coup de poing.