Degas, peintre photographique ?

Quand on dit Edgar Degas, on pense petits rats de l’Opéra, tutus vaporeux et ballerines haut lacées. Il faut dire que la danse est la grande affaire de sa vie : il lui a consacré pas moins de 1 500 œuvres. Mais comme l’assène l’artiste lui-même, assimiler son travail à ce seul sujet est erroné : « On m’appelle le peintre des danseuses, on ne comprend pas que la danseuse a été pour moi un prétexte à peindre de jolies étoffes et à rendre des mouvements », à donner l’illusion de la réalité. Car s’il est une constante chez Degas, c’est bien le rendu mimétique et vivant de ses peintures, pastels et gravures. Cela fait-il de lui un peintre photographique ?

 

COPIE OU REPRODUCTION ? 

Copier les tableaux de maîtres était un exercice incontournable de la formation des peintres au XIXe siècle. Degas a pourtant manifesté une rigueur inébranlable dans son travail de copiste, que ce soit au Louvre ou au Cabinet des estampes de la Bibliothèque impériale (actuelle Bibliothèque nationale de France). Même après la fin de sa formation, il continua d’y exercer jusqu’au milieu des années 1860, nous livrant plus de 700 copies de Fra Angelico, Poussin, Léonard de Vinci, Michel-Ange… Une entreprise laborieuse qu’il considérait comme un passage obligatoire : « Il faut copier et recopier les maîtres, et ce n’est qu’après avoir donné toutes les preuves d’un bon copiste qu’il pourra raisonnablement vous être permis de faire un radis d’après nature ». L’enseignement est bien sûr hérité d’Ingres qu’il rencontra en 1855 et auquel il vouait une profonde admiration. Mais à bien regarder certains tableaux, tous ne sont pas serviles et Degas prend des libertés. Dans La Crucifixion d’après Mantegna (1861), il omet certains personnages, colorise de manière plus diffuse les draperies et floute les contours. Entre copie et reproduction, la fidélité scrupuleuse n’est pas toujours au rendez-vous !

 

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REPRÉSENTER LES MOUVEMENTS DE L'ÂME

© Musée d'Orsay, tous droits réservés

Comment exprimer une émotion sur un visage peint ? Comment rendre les rapports de force dans un portrait de groupe ? À ces questions, Degas répond par des tableaux composés qui, bien qu’ils aient peu à voir avec l’instantanéité, révèlent une vérité impossible à saisir autrement. Il en est ainsi de La Famille Bellelli, tableau réalisé entre 1858 et 1869. Deux camps s’y opposent dans un froid glacial. D’un côté la matrone lointaine et rigide avec ses filles plus ou moins disciplinées. De l’autre, le mari de dos qui daigne à peine tourner la tête. La tante de Degas représentée ici n’appréciait guère le baron italien qu’elle avait épousé à l’occasion d’un mariage arrangé : l’avocat et journaliste libéral exilé était amer et oisif et il la persécutait constamment. Au drame domestique silencieux s’ajoutait encore la mort récente du patriarche De Gas dont le portrait à la sanguine figure en arrière-plan. En contrepoint, la petite Giulia assise de guingois sur sa chaise donne à ce tableau une spontanéité bienvenue.

 

SAISIR L'INSAISISSABLE, SAISIR LE MOUVEMENT

Pour figer l’instant sur la toile, Monet peignait des états changeants successifs, comme dans la série de la Gare Saint-Lazare. Degas, lui, s’intéressa au passage entre eux. À l’aide de gestes interrompus, il parvient à créer dans l’esprit du spectateur une suite de photogrammes où la suite prévisible est immanquablement imaginée. L’exemple le plus poignant est celui de l’enjambement du rebord de la baignoire par des femmes nues : le pied suspendu dans le vide appelle inéluctablement le moment où il se posera au sol, puis celui où l’autre jambe fera de même. Le Bain du Matin (1883) va encore plus loin en nous montrant ce qui a précédé la scène : le lit ouvert vient d’être quitté et la jeune femme s’est débarrassée en route de sa robe de chambre. « Avec une grande subtilité, et sans effets spectaculaires, Degas parvient donc à démultiplier l’instant précis que son pinceau a fixé et à suggérer son avant et son après » (Jacques Bonnet).

 

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LES PHOTOGRAPHIES DE DEGAS : SUPPORTS OU ŒUVRES À PART ENTIÈRE ?

Il a beaucoup été dit combien l’œuvre de Degas devait à la photographie, lui-même s’en étant servi pour réaliser certaines de ses œuvres : décentrage, objet gênant la vue, contre-jour… Pourtant, les compositions obliques et l’aspect accidentel de certaines scènes que l’on peut admirer dans ses tableaux n’étaient pas permis par les appareils de l’époque. Et il a fallu bien des années pour que le mouvement puisse être saisi et que les couleurs puissent éclater dans les clichés. D’ailleurs, la pratique photographique de Degas est en opposition esthétique complète avec ses peintures : les personnes y sont disposées dans un équilibre parfait, presque théâtral, et les compositions sont soigneusement élaborées. Pas de place pour l’anecdotique et l’inattendu donc. La frontière reste floue entre le support et l’œuvre à part : tout en contrastes, les tirages sont d’une beauté à couper le souffle.

 

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LA SCULPTURE PLUS RÉALISTE QUE LA PHOTOGRAPHIE ?

Plus encore que le dessin et la photographie, la sculpture a constitué pour Degas le médium idéal pour s’approcher de la vérité. À force de façonner et de triturer la matière, il est parvenu à saisir le mouvement pour mieux le reproduire sur papier. Des expérimentations qui ne prenaient forme qu’avec la cire ; pas question d’utiliser le bronze bien trop formel pour des « esquisses ». Si toutes celles qui nous sont parvenues sont de ce matériau, c’est qu’à la mort de l’artiste, les 150 sculptures trouvées dans son atelier ont été coulées sur les conseils du sculpteur Albert Bartholomé. Sans cette décision contre laquelle l’artiste aurait sûrement protesté, ses chefs-d’œuvre ne nous seraient donc pas parvenus. La cire est en effet un matériau extrêmement fragile et Degas n’a pas facilité sa conservation en écrasant parfois de rage ses créations. Sans compter que loin de se limiter à un seul matériau, d’autres éléments du fourbi de bricolage colorés étaient intégrés. Le Tub (vers 1889) mélangeait plomb, plâtre, cire, éponge et base en bois. Pour la célèbre Petite Danseuse de quatorze ans (1879-1881), le corselet et le tutu étaient en tulle, les cheveux en crin et les chaussons étaient véritables. De quoi alimenter le scandale : la ballerine serait nue sans ces bouts de tissu !

 

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Découvrez notre focus d'oeuvre : Ballet, aussi dit L'Étoile d'Edgar Degas
Pour en savoir plus sur l'exposition : Degas Danse Dessin


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